Comme à l’élection de 2012, les exhortations à « voter stratégique » abondent. Le Parti Québécois étant maintenant deuxième dans les intentions de vote, Jean-François Lisée recycle ses sorties culpabilisantes contre ceux qui se préparent à voter pour Québec Solidaire. À le lire, on croirait que les progressistes qui ne voteront pas pour le PQ sont tout simplement irrationnels. Il semble oublier que le PQ a un bilan pour le moins mitigé sur le plan de la justice sociale, et que la justice sociale comprend aussi un axe identitaire. Cela dit, il est normal que le dilemme vote de conviction/vote stratégique se pose dans un système uninominal à un tour où plus de deux partis sérieux rivalisent pour le pouvoir. L’absence (regrettable) d’un élément de proportionnalité dans notre système électoral fait en sorte que la division du votre entre deux partis assez rapprochés d’un point de vue idéologique peut permettre à un tiers parti dont le programme est plus éloigné de se faufiler entre les deux.
Un des aspects les plus frappants de ce débat, particulièrement intense à gauche, est que les partisans du vote stratégique et ceux du vote de conviction semblent considérer que la supériorité de leur position peut être établie strictement sur le plan des principes ou sur celui de la logique. Pour les défenseurs du vote stratégique, ne pas voter pour le PQ lorsque l’on se dit progressiste ou social-démocrate, c’est faire preuve à la fois d’une sorte de narcissisme et d’un manque flagrant de pragmatisme. Pour les défenseurs du vote de conviction, voter stratégique est un acte de compromission morale inacceptable.
Les choses sont plus compliquées. Décider de voter stratégique ou de voter sur la base de ses convictions profondes, c’est d’abord réfléchir à ses valeurs et procéder à un certain nombre d’évaluations. Qu’est-ce qui compte le plus, pour moi? Si je pense qu’il n’y a rien de plus important que de chasser le gouvernement sortant du pouvoir, voter stratégique s’impose : je dois logiquement appuyer le parti qui a les meilleures chances de le déloger, même si ce parti est lui aussi très éloigné de mes valeurs. Concrètement, un progressiste absolument convaincu qu’il n’y a pas pire mal pour le Québec que le PQ devrait logiquement voter pour le PLQ dans un comté où seul ce dernier a une chance de le déloger. Et un libertarien qui pense la même chose devrait, dans Ste-Marie-St-Jacques (ma circonscription), voter pour Québec Solidaire.
Mais considérer qu’il n’y rien de plus important que de sortir le parti au pouvoir ne va pas de soi. On peut aussi penser que rien n’a plus de valeur que d’exprimer notre soutien à la formation qui est la plus en phase avec nos idéaux ou avec notre vision de ce que devrait être la politique. Nous sommes un très grand nombre à ne plus être capables de tolérer le baratin et la domination de la rationalité stratégique en politique. On adore Frank Underwood à la télé, mais on abhorre ses pales copies dans la vraie vie. Dans ce contexte, il est parfaitement rationnel de soutenir des partis marginaux qui démontrent qu’une autre façon de faire de la politique est possible plutôt que déposer son bulletin de vote dans l’urne en se bouchant le nez. Si, en raison de considérations stratégiques, on ne soutient jamais les candidats et les partis qui préfèrent la vérité au baratin et qui sont prêts à perdre des votes pour défendre des principes, comment pouvons-nous espérer que l’état de la démocratie représentative s’améliore ?
Bref, on voit mal sur quelle base nous pourrions établir la supériorité, dans l’absolu, de l’objectif de défaire un gouvernement ou d’encourager le parti qui se rapproche le plus de notre schème de valeurs. On peut bien sûr tenter de convaincre nos concitoyens du bienfondé de l’une des positions—c’est la fonction du débat démocratique—, mais aucune des deux ne s’impose de façon implacable. Tout dépend de l’ordonnancement et du poids de nos valeurs.
Entre ces deux pôles—rien n’importe plus que de sortir le gouvernement sortant et rien n’importe plus que d’exprimer ses convictions profondes—plusieurs d’entre nous cherchons à équilibrer une pluralité d’objectifs : sanctionner le gouvernement sortant, exprimer notre mécontentement par rapport à certaines des positions défendues par le parti qui est le plus susceptible de le remplacer, soutenir le parti qui se rapproche le plus de nos convictions, etc. Certains n’aimeront pas le gouvernement sortant, mais pas au point de soutenir un parti qu’ils n’aiment pas beaucoup plus. Enfin, pour un petit nombre d’électeurs, ces considérations concurrentes s’avéreront incommensurables. L’annulation du vote—qui est aussi un geste politique significatif—s’imposera pour eux comme la seule option.
Bref, cessons de chercher l’argument KO en faveur du vote stratégique ou du vote de conviction. Pourquoi ne pas laisser de côté la méta-discussion sur la nature du vote et se concentrer tout simplement sur les forces et les faiblesses des partis et des candidats ? Encourageons plutôt les électeurs à faire leurs propres évaluations quant aux objectifs qu’ils poursuivent en se rendant aux urnes. Lorsque notre vote découle d’une véritable délibération intérieure, d’une pondération de ce qui compte pour nous, le vote « stratégique » peut reposer sur des convictions et le vote « de conviction » peut être parfaitement rationnel.
“Entre ces deux pôles—rien n’importe plus que de sortir le gouvernement sortant et rien n’importe plus que d’exprimer ses convictions profondes—plusieurs d’entre nous cherchons à équilibrer une pluralité d’objectifs : sanctionner le gouvernement sortant, exprimer notre mécontentement par rapport à certaines des positions défendues par le parti qui est le plus susceptible de le remplacer, soutenir le parti qui se rapproche le plus de nos convictions, etc. Certains n’aimeront pas le gouvernement sortant, mais pas au point de soutenir un parti qu’ils n’aiment pas beaucoup plus. Enfin, pour un petit nombre d’électeurs, ces considérations concurrentes s’avéreront incommensurables. L’annulation du vote—qui est aussi un geste politique significatif—s’imposera pour eux comme la seule option.”
Exactement!