M’inscrivant dans la mouvance du rationalisme 2.0 promu par Joseph et du renouveau du réalisme philosophique, je viens de faire paraître Retrouver la raison, un recueil d’essais de philosophie publique. Un extrait de l’introduction a été publié dans Le Devoir et, dans le contexte du débat au sein du Parti Québécois sur la laïcité, La Presse a publié des passages du chapitre 31.
Le livre a fait l’objet d’une riche discussion entre Francine Pelletier, Pierre-Luc Brisson et Marie-Louise Arsenault à Plus on est de fous, plus on lit ! Francine Pelletier s’est depuis entre autres appuyé sur le livre dans une chronique lucide et courageuse sur le multiculturalisme et l’interculturalisme au Québec. Le temps où la simple attribution de l’étiquette « multiculturaliste » était suffisante pour disqualifier un adversaire est peut-être révolu.
Louis Cornellier a publié un compte-rendu critique dans Le Devoir. Sa critique, généreuse, s’appuie sur une lecture sérieuse du livre. Fait malheureusement trop rare, il est capable d’admettre que des positions avec lesquelles nous sommes en désaccord puissent néanmoins être solidement argumentées. Comme une de mes déceptions concernant notre République des lettres est la faible propension de plusieurs collègues à répondre aux critiques de bonne foi qui leur sont adressées, je peux difficilement me défiler.
Cornellier étant en outre un intellectuel souverainiste, il n’a pas été convaincu par mon chapitre qui porte sur les causes du déclin du soutien au projet souverainiste. Il s’arrête sur ma thèse selon laquelle « le Québec est une « nation normale » : « À partir de la Révolution tranquille, explique Maclure, le Québec s’est développé à sa guise dans le cadre fédéral, démontrant ainsi que ce dernier n’était pas un obstacle au projet national québécois. » (je souligne)
Mentionnons tout de suite que ma thèse est que le Québec a pu, malgré les impasses et les conflits avec le pouvoir fédéral, utiliser la marge de manœuvre que lui confère l’ordre constitutionnel canadien pour poursuivre le processus de construction nationale issu de la Révolution tranquille. Ce mouvement d’affirmation a permis le développement d’une identité nationale et civique québécoise distincte, ainsi que d’un État interventionniste imposant.
Cornellier avance pour sa part que « la Constitution canadienne de 1982 ne permet plus l’affirmation nationale québécoise comme dans les années 1960-1970. » Pourquoi ? On ne l’apprend pas dans le texte. Cornellier accepte peut-être le mythe voulant que la Cour suprême du Canada a « charcuté » la Loi 101. Cela est faux. La CSC a validé l’objectif de notre politique linguistique en imposant des modifications visant une meilleure conciliation des droits en conflit, dont le passage de l’unilinguisme dans l’affichage commercial à la norme de la prédominance du français.
Cornellier poursuit en écrivant que je reconnais « que les unilingues ‘sont défavorisés sur le marché du travail québécois’ », mais que je n’y vois « pas vraiment d’injustice puisque ce problème frappe autant les anglophones que les francophones. Or, est-il normal que les unilingues issus de la culture majoritaire soient ainsi défavorisés au même titre que ceux issus des cultures minoritaires ? »
Je n’ai pourtant jamais affirmé qu’il ne s’agissait « pas d’une injustice ». Je mets plutôt l’accent sur le fait évident que l’anglais a une force d’attraction quasi-irrésistible en raison de son statut de nouvelle lingua franca à l’échelle internationale. Si le Québec devenait indépendant, l’anglais continuerait d’exercer un pouvoir d’attraction formidable et la loi 101 demeurerait d’une importance vitale (chapitre 43). Nous sommes dans l’ordre de ce que Machiavel appelait la fortuna, soit les circonstances ou les forces externes dont les ressorts nous échappent. Cela ne signifie pas que l’on doive demeurer passif, mais qu’un État, fédéré ou complètement souverain, ne peut pas changer à lui seul ce fait culturel global.
Cornellier poursuit en rappelant ma position dualiste quant au rapport entre les principes de souveraineté populaire et de constitutionnalisme. Il écrit : « Pour être légitime, cette constitution doit toutefois être elle-même issue de la souveraineté populaire, ajoute le philosophe. Ne faut-il pas conclure, alors, que la Constitution canadienne, jamais signée par le Québec, est illégitime ? Une nation qui se fait imposer une constitution est-elle normale ? La modération de Maclure, ici, ressemble à une abdication qui ne dit pas son nom. »
Cornellier a raison de soulever la question du coup de force de 1982 à la lumière de ma conceptualisation du rapport entre droit et démocratie. Cela m’a fait réaliser que j’aurais dû le faire explicitement au chapitre 9.
Je ne suis toutefois pas certain de comprendre où est l’abdication. Au chapitre 39, je rappelle que le rapatriement de la Constitution sans le consentement du Québec m’a toujours semblé poser problème sur le plan de la légitimité politique. Je crois, depuis ma lecture du livre Trudeau et la fin d’un rêve canadien de mon collègue de l’Université Laval Guy Laforest, que les événements de 1982 et les échecs des négociations constitutionnelles de Meech et Charlottetown ont fourni aux souverainistes leurs meilleurs arguments et sont à la source du résultat serré de 1995.
Cornellier a toutefois choisi d’esquiver la question que je pose aux souverainistes dans le chapitre 39. Je leur demande de réfléchir non pas à la justification de la souveraineté, mais bien aux causes du désintérêt pour la question. Pourquoi une forte de majorité de Québécois-e-s ne voient pas la question nationale comme un enjeu d’une importance vitale ? Est-ce parce qu’ils sont aliénés ou parce qu’ils réalisent que le Québec est une nation distincte dotée de pouvoirs politiques substantiels; une nation qui se débat avec le même genre de problèmes que plusieurs États complètement souverains ? Quelle est la réponse de Cornellier ?
Il n’y a aucune incohérence à penser que 1982 fut une erreur, mais que le Québec a néanmoins su trouver la force tranquille et les dispositifs institutionnels pour continuer son processus de développement collectif. C’est une évidence, mais n’oublions pas que la Loi constitutionnelle de 1982 s’ajoute à la séparation des compétences édictées dans l’AANB de 1867; elle ne l’a remplace pas.
La dernière remarque critique de Cornellier concerne cette fois l’éthique épistémique que j’ai tenté de respecter dans l’écriture du livre. Je m’ « emporte un peu », selon lui, lorsque je traite du débat sur la Charte des valeurs et je « ne résiste pas toujours à la tentation de caricaturer les thèses des partisans de la charte — Mathieu Bock-Côté, notamment — au lieu de leur appliquer le principe de la générosité interprétative. »
Sur ce point, j’inviterai simplement les lecteurs à lire le chapitre en question (45) et à juger par eux-mêmes. Le propos est dur, mais mes critiques s’appuient à chaque fois sur des citations tirées du texte critiquer. Cornellier ne donne d’ailleurs aucun exemple d’une thèse que j’aurais caricaturée. Il nous demande de le croire sur parole.
Comme je l’écris dans le chapitre en question, les problèmes principaux inhérents aux analyses de Bock-Côté est son indifférence aux faits qui contredisent ses nombreuses affirmations, ainsi que sa triste propension à caricaturer les positions qu’il critique. J’avoue être médusé par le fait que Cornellier n’ait relevé aucun problème analytique de ce genre dans sa recension du dernier livre de Bock-Côté. Je ne saurais expliquer cela, si ce n’est qu’en notant que Cornellier partage sans doute certains aspects du nationalisme culturaliste défendu par Bock-Côté.
C’est un secret de Polichinelle que les souverainistes qui se soucient du sort de ce qu’ils appellent la « majorité » (d’origine canadienne-française, je présume) et de sa « mémoire » ont besoin de francs-tireurs qui n’ont pas froid aux yeux. En défendant des positions relativement radicales et polémiques, ces intellectuels publics donnent un air de sagesse aux plus modérés.
Je remercie néanmoins Louis Cornellier de sa recension critique honnête et généreuse malgré nos désaccords sur certaines questions fondamentales. Il faut aussi remercier Le Devoir d’accorder de l’importance à la critique culturelle et aux débats d’idées.