Pour son cinquième anniversaire, le magazine d’art Zone Occupée m’a demandé de contribuer à son numéro thématique intitulé « Prospectives ». Comme je ne sais trop ce que l’avenir nous réserve—je n’ai même pas été capable de prédire le gagnant de la dernière campagne électorale fédérale!—, j’ai plutôt choisi de présenter une mouvance philosophique, le « nouveau réalisme », qui s’impose de plus en plus et dont notre monde a bien besoin. Le Devoir a publié une version abrégée du texte dans sa rubrique « Des Idées en revues », ainsi qu’une réplique d’André Baril. J’ai reçu des courriels de collègues séduits ou irrités par le nouveau réalisme, et le texte a suscité de nombreuses discussions sur Facebook. In fine, le plus réjouissant est sans aucun doute le fait qu’un petit texte portant d’abord sur des questions d’ontologie et d’épistémologie ait provoqué autant de réactions.
Quelques précisions sur la version du texte publiée dans Le Devoir. La thèse réaliste que je suis prêt à défendre ne s’oppose pas à toutes les théories constructivistes. Comme je l’écris, le nouveau réalisme « s’oppose aux thèses constructivistes selon lesquelles la totalité de notre réalité est construite socialement ». Le réalisme soutient qu’il y a des aspects de la réalité qui existe indépendamment de l’esprit humain. Les mathématiques, la démocratie représentative et le hockey sont issus de l’intentionnalité humaine, mais ni les montagnes Rocheuses ni le bacille de Koch ne le sont.
Consacrant l’essentiel de mes recherches à l’éthique et à la philosophie politique, mes croyances au sujet des grandes questions métaphysiques demeurent évolutives. Je me sens assez près, pour l’instant, de l’ontologie de John Searle, qui fait une place à la fois au réalisme eu égard au monde naturel et à une forme de constructivisme pour tout ce qui concerne les institutions sociales qui reposent sur des systèmes de normes ou de conventions comme l’argent et l’art contemporain.
Les différents courants associés au postmodernisme ont du plomb dans l’aile depuis une bonne quinzaine d’années, même s’ils demeurent influents dans certaines régions des sciences humaines et sociales. Le nouveau réalisme est loin d’être original dans sa critique des perspectives influencées par Nietzsche, Foucault, Derrida, Rorty et les autres, mais des ouvrages comme Fear of Knowledge de Paul Boghossian, Manifeste du nouveau réalisme de Maurizio Ferraris et Pourquoi le monde n’existe pas de Markus Gabriel ont le mérite de mettre de l’avant des thèses générales que l’on peut opposer au constructivisme total ou radical. Le réalisme, dans son volet ontologique, permet de contrer le subjectivisme selon lequel l’ensemble de la réalité dépend de l’esprit humain ou du langage et, dans son volet épistémologique, réhabilite la notion d’objectivité du savoir humain, du moins à l’égard de certains objets.
Où peut mener le constructivisme radical? Comme le relate Boghossian, le sociologue et théoricien Bruno Latour a jadis défendu l’idée que les scientifiques qui ont affirmé que l’analyse de la momie de Ramsès II révélait que le pharaon était mort de la tuberculose avaient tort car la bactérie qui cause cette maladie—le bacille de Koch—n’a été découverte qu’en 1882. L’affirmation des scientifiques serait un anachronisme puisque la bactérie n’existait pas encore, selon Latour, à la mort du pharaon en 1213 av. J-C. Je suppose que M. Baril m’accordera qu’il est difficile de prendre ce jugement au sérieux. Ce n’est pas parce qu’un phénomène n’a pas encore été découvert ou élucidé par la science qu’il n’existe pas dans la nature. Le langage et la science ne créent pas toute la réalité.
La principale critique de M. Baril est que la « doctrine réaliste pose très mal le problème de la connaissance. ». Ce faisant, ce dernier néglige d’entrée de jeu que le réalisme est d’abord une thèse ontologique sur l’existence des choses. L’aspect épistémologique de la théorie vient plus loin dans le texte lorsque j’expose la thèse des « champs de sens » et contre laquelle M. Baril ne trouve rien à redire. Il est bien entendu parfaitement évident que toute connaissance humaine passe par la médiation des facultés rationnelles et par ce que Kant appelait les catégories de l’entendement. Que le savoir dépende de l’esprit, que la démarche scientifique soit construite socialement et que la pensée soit indissociable du langage n’impliquent nullement que rien dans le monde n’ait une existence indépendante. M. Baril omet la distinction cruciale entre l’ontologie et l’épistémologie.
Il poursuit en écrivant « certes, on peut bien affirmer que les montagnes Rocheuses ont existé et existeront sans l’humain, mais pour le moment, le fait en tant que tel s’avère non observable, impossible à définir dans notre monde spatio-temporel, bref, c’est un bel exemple de ce que les constructivistes appellent, avec raison, une pensée inassignable ! Un univers sans observateur, ou sans système d’observation, est difficilement concevable, en tout cas bien peu utile à l’humain. »
Baril semble bien plus aristotélicien que je le suis. On ne saurait évidemment rien des choses si nous n’étions pas là pour les percevoir ou en faire l’expérience. Mais pendant que nous sommes ici, nous pouvons entre autres fonder en partie nos croyances au sujet du monde naturel sur la théorie de l’évolution, qui suggère que l’apparition sur Terre de l’espèce humaine est un phénomène contingent qui aurait bien pu ne pas se produire. Il est parfaitement vraisemblable d’imaginer l’évolution biologique de la nature en l’absence de l’être humain. C’est en ce sens que toute la réalité n’est pas dépendante de l’esprit humain, du langage et des normes sociales. « Pensée inassignable » ou hypothèse la plus vraisemblable que nous ayons pour le moment?
Baril poursuit en affirmant « [a]lors, pourquoi tant rechercher une permanence du réel, pourquoi se réclamer, aujourd’hui, d’un nouveau réalisme ? En lisant Maclure jusqu’à la fin, on découvrira que le professeur visait surtout l’éthique politique, un terrain où les vérités semblent moins évidentes que la permanence des montagnes Rocheuses… »
Baril interprète très mal mon propos ici. Non, je ne crois pas que la croyance en l’existence indépendante de certaines parties de la réalité puisse régler nos controverses éthiques et politiques. Mon texte ne contient aucun « rappel à se soumettre à l’ordre de la Nature en cas de détresse morale ou politique ». Je ne sais pas exactement à quoi ressemble une soumission à l’ordre de la Nature, mais je suis convaincu qu’il s’agirait d’une forme particulièrement grossière de sophisme naturaliste. C’est l’esprit ou l’attitude réaliste qu’il faut importer dans le traitement des enjeux normatifs et dans la discussion publique. Je vois d’ailleurs une connivence très forte entre le nouveau réalisme et la relance, sur des bases plus sobres, du projet des Lumières tel que Joseph en fait la promotion dans Enlightenment 2.0. Dans un monde où la rationalité est affectée par plusieurs pathologies et où la discussion démocratique est viciée par l’idéologie, la bullshit, la démagogie et la superficialité, le nouveau réalisme plaide indirectement pour le respect des faits et le retour de la raison dans le débat public. Le nouveau réalisme qui m’intéresse est aussi un nouveau rationalisme.
Le nouveau réalisme offre une ontologie plus vraisemblable que les thèses constructivistes radicales et va généralement de pair avec des théories de la connaissance objectivistes. Il reste maintenant aux philosophes moraux et politiques à ajouter un module portant sur les jugements éthiques et politiques, ainsi qu’à réfléchir aux implications du nouveau réalisme sur le plan de la théorie démocratique.