Comme le souligne Joseph, l’idée que les entreprises privées pourraient décider d’appliquer la Charte de laïcité est ahurissante. Bernard Drainville, le ministre responsable du dossier, dit depuis le début que les entreprises pourraient « s’en inspirer ». Pauline Marois et François Gendron viennent tout juste d’opiner que les entreprises seront libres d’appliquer la Charte si elles le désirent. Il y a tout lieu de se demander si la première ministre et le vice-premier ministre comprennent leur propre Charte, ainsi que la Charte québécoise des droits et libertés. Questionnés par les journalistes, ils auraient dû préciser que le chapitre 5 du projet de loi 60, à savoir l’interdiction pour tous les employés des secteurs public et parapublic de porter un signe religieux dit « ostentatoire », ne s’applique pas aux entreprises privées, à moins qu’elles soient sous contrat avec le gouvernement. En vertu de l’article 10 de la Charte québécoise des droits et libertés, les entreprises privées ne peuvent discriminer sur la base de l’appartenance religieuse d’un employé. L’article 10 s’applique aussi aux organismes publics, mais l’interdiction des signes religieux visibles s’appuie officiellement sur le principe de la neutralité religieuse de l’État et des institutions publiques! Quelle serait la justification pour le secteur privé? Quel serait le motif supérieur qui justifierait la restriction de la liberté de conscience et de religion des travailleurs?
J’ai de nombreuses fois tenté de démontrer que la neutralité de l’État à l’égard des religions n’exige pas la prohibition des signes religieux visibles pour les employés des organismes publics (dont ici et ici). L’argument voulant que la neutralité religieuse de l’État exige un devoir de réserve de la part des employés quant à l’expression de leurs convictions religieuses—un devoir qui s’apparenterait au devoir de réserve par rapport à l’expression des convictions politiques—est plausible et légitime, mais s’il s’avère en dernière analyse non concluant. L’argument de la neutralité et du devoir de réserve est néanmoins le seul que pourrait invoquer un éventuel gouvernement du Parti Québécois si sa Charte de la laïcité était contestée devant les tribunaux.
Les employeurs et gestionnaires du secteur privé sont déjà tenus de respecter le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes et d’offrir des mesures raisonnables d’accommodement lorsqu’une règle générale défavorise injustement un employé en raison de ses croyances religieuses. Ces mêmes employeurs peuvent, en s’appuyant sur la jurisprudence existante, refuser les demandes d’accommodement qui créent des « contraintes excessives ». Ils ne peuvent toutefois refuser d’engager un candidat car ce dernier arbore un signe religieux visible, et l’adoption de la Charte de la laïcité n’y changerait rien. La première ministre, le vice-premier ministre et le ministre des Institutions démocratiques doivent se rétracter et envoyer rapidement au secteur privé le message que le chapitre 5 du projet de loi 60 ne s’applique pas aux entreprises.