L’endurance civique : le débat sur la Charte et l’envie de se barrer

Le débat sur la Charte de la laïcité est psychologiquement éprouvant pour ceux qui, comme moi, s’opposent à l’interdiction des signes religieux pour tous les employés des secteurs public et parapublic. Après six mois de débat, les opposants sont toujours minoritaires. Des amis ont vu leur réputation attaquée, et il fait moins bon aujourd’hui d’être un Québécois de confession musulmane qu’avant le début du débat. Le Parti québécois, les Janette et les autres ne l’ont pas eu facile jusqu’ici, loin s’en faut, mais la Charte reçoit l’assentiment de la moitié de la population. Les partisans d’une laïcité apaisée et équilibrée gagnent les débats d’idées, mais perdent pour l’instant la joute politique. Certains diront que mes biais cognitifs embrouillent mon jugement, mais on ne peut nier que les universités et la majorité des chercheurs spécialistes des questions soulevées par la Charte, le Barreau du Québec, la Commission des droits et libertés du Québec, la Fédération des femmes du Québec et d’autres acteurs majeurs se sont tous prononcés contre la Charte. Des chroniqueurs politiques lucides comme Josée Legault, Vincent Marissal, Chantal Hébert et Michel David considèrent tous que le PQ a fait de la laïcité un wedge issue, que la Charte est le moteur d’une politique de la division.

Il n’est pas étonnant dans ce contexte que l’envie d’aller voir ailleurs se manifeste plus intensément qu’à l’habitude chez ceux qui sont profondément attachés à l’idée d’un Québec assez confiant pour respecter les différences identitaires raisonnables. Jérome Lussier, un des mes blogueurs préférés, a récemment publié un billet intitulé « L’envie de quitter le Québec » qui a beaucoup circulé, du moins dans mon réseau. Sans mener nécessairement à l’intention véritable de quitter le Québec, la pensée de le faire est devenue pour certains plus fréquente. On peut bien sûr être pour ou contre la Charte sur la base de raisons, mais le débat génère indéniablement des émotions morales fortes. Comme Jonathan Haidt l’a souligné, les modules moraux qui sont les plus actifs chez les progressistes sont la sollicitude ou le souci (care), la liberté (ou le refus de l’oppression) et la justice, qui sont tous mobilisés dans le débat actuel. Comment expliquer autrement l’engouement pour ce débat, qui porte dans les faits sur une question précise et limitée : les employés des organismes public et parapublic doivent-ils pouvoir porter des signes religieux visibles lorsqu’ils sont en fonction ?

Personne n’est tenu, au nom de la loyauté ou de la solidarité, de rester dans le pays où il a grandi. Il est même sain, en temps normal, de contempler l’idée d’aller s’établir ailleurs. Il y a toutefois quelque chose de particulier dans l’idée de s’exiler pour cause d’inconfort moral et politique. La politique démocratique implique par définition que l’on se trouve parfois du côté des perdants. Lorsque je faisais mon doctorat à l’Université de Southampton, le philosophe politique David Owen avait l’habitude de parler de l’ « endurance civique » dont devait parfois faire preuve le citoyen d’un régime démocratique, c’est-à-dire sa capacité de maintenir son allégeance à la communauté politique et au processus démocratique en dépit de ses désaccords profonds avec la majorité de ses concitoyens. L’endurance civique est aussi la disposition qui permet de poursuivre la lutte même lorsque l’on perd une bataille. Les grands mouvements sociaux d’hier et d’aujourd’hui ont tous eu à développer la capacité d’encaisser les coups et les revers sans baisser les bras.

Il est bien normal de penser sérieusement à plier bagage si notre philosophie politique personnelle n’est jamais au diapason de la culture politique de notre communauté. En tant qu’indignés du débat sur la Charte, nous devons toutefois nous rappeler qu’il ne s’agit que d’un moment dans une discussion politique continue, et que les choses ne s’amélioreront pas si on préfère la fuite à la lutte. En plus, tout le monde sait que le jardin semble toujours plus vert ailleurs. Même lorsque les choses vont bien, le fantasme d’aller m’établir avec ma blonde et mes enfants à Stockholm ou Copenhague vient régulièrement meubler mes rêveries. Pour revenir sur terre, je me force alors à penser à la montée de l’extrême droite même dans les pays les plus progressistes. Je pense aussi à des collègues danois qui me disaient dernièrement que les citoyens de confession musulmane qui s’engagent dans la vie politique danoise doivent constamment préciser qu’ils ne trouvent pas la lapidation particulièrement sympathique; appelons cela l’hérouxvillisation du Danemark.

Heureusement, notre identité ne se résume pas à notre identité politique. Nos relations intersubjectives et notre identité professionnelle, par exemple, peuvent nous permettre de nous accrocher et de laisser passer la tempête. En plus, l’adversité est le terreau le plus fertile pour le développement de la solidarité. Comme cela avait été le cas lors du printemps étudiant de 2012, de puissants liens de solidarité et d’amitié se sont noués au cours des derniers mois parmi les opposants à la Charte. Ces liens seront précieux pour les luttes à venir.

Comments

L’endurance civique : le débat sur la Charte et l’envie de se barrer — 1 Comment