J’ai déjà tenté de décrire jusqu’à quel point le débat sur la Charte des valeurs a été éprouvant pour ceux qui s’y opposaient. On sait aussi que les intellectuels et organismes crédibles étaient majoritairement contre le projet de loi 60. La Fédération des femmes du Québec, le Barreau du Québec, la Commission des droits et libertés de la personne et de la jeunesse du Québec, Québec Inclusif, la Ligue des droits et libertés et les universités se sont dressés contre la Charte. 60 chercheurs dont les recherches portent sur des sujets comme la laïcité, l’immigration et la démocratie ont rédigé un mémoire qui était une charge à fond de train contre l’interdiction générale des signes religieux et la façon dont le débat a été mené. Bref, les raisons de s’opposer au projet de Charte étaient nombreuses et bien connues.
Il était pratiquement certain que des ministres péquistes entretenaient des doutes sérieux quant au PL 60. Les noms de ministres plus jeunes (et juristes) Véronique Hivon, Alexandre Cloutier et Sylvain Gaudreault revenaient souvent. Ces derniers, tout comme l’ancien ministre de la justice Bertrand Saint-Arnaud, ne pouvaient faire autrement que de penser que le PL 60 serait taillé en pièces par les tribunaux.
Comme prévu, nous avons appris, quelques jours après la défaite sévère du PQ, que des ministres avaient bel et bien des réserves au sujet de la charte. Alexandre Cloutier et Bertrand Saint-Arnaud auraient souhaité qu’une approche plus consensuelle soit mise de l’avant. Jean-François Lisée aurait voulu que le projet de loi contienne une (éthiquement douteuse) clause grand-père en vertu de laquelle les employés des organisations publiques déjà en fonction auraient été exemptés de l’interdiction des signes religieux visibles. La très appréciée Véronique Hivon n’a pas encore laissé connaître le fond de sa pensée.
Plusieurs, moi le premier, ont ressenti un sentiment d’indignation morale devant le silence des députés et des ministres péquistes pendant le débat sur la Charte. Il est difficile de résister à l’idée que les nouveaux sceptiques ont manqué d’ardeur morale en ne brisant pas la solidarité ministérielle. L’intégrité morale, c’est-à-dire le refus de sacrifier les principes qui fondent notre action au nom d’intérêts stratégiques ou électoralistes, aurait dû, selon ce point de vue, les inciter à exprimer publiquement leur dissidence.
Ce jugement a toutefois le défaut de masquer la complexité de la situation éthique en présence. Les principes de la ligne de parti et, plus encore, de la solidarité ministérielle jouent au rôle crucial dans les démocraties représentatives. La vitalité d’une démocratie représentative dépend pour une part considérable de la rivalité entre des partis politiques aux idéologies concurrentes. Un parti politique, comme un syndicat ou une association étudiante, est un agent collectif qui doit créer une volonté commune qui transcende la volonté particulière de chacun de ses membres. L’action collective exige des normes collectives. Un parti politique qui ne parle pas d’une seule voix est, de façon générale, un parti faible, impuissant. Le vote libre devrait être permis sur certains enjeux, mais il peut difficilement être généralisé, du moins dans le système parlementaire actuel. (On peut bien sûr penser que ce système est irrémédiablement vicié, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse ici.)
Qui plus est, toute personne lucide qui décide de faire de la politique active doit savoir qu’elle ne pourra pas être d’accord avec toutes les orientations et décisions de son parti. Cela n’est pas réaliste. Un membre du personnel ou un élu doit déterminer ce qu’il est prêt à accepter et le type de couleuvres qu’il est prêt à avaler.
Bref, rompre la ligne de parti et, à plus forte raison, la solidarité ministérielle n’est pas une mince affaire. Il y a toutefois une voie mitoyenne entre le silence coupable et la démission : on peut faire le maximum pour contribuer à la formation de la volonté de l’agent collectif qu’est un parti ou un gouvernement. On peut exprimer fortement sa dissidence à l’interne lorsque que nous nous opposons à un projet de loi ou à une politique. Il est d’ailleurs crucial que les débats soient vigoureux au sein des partis et non seulement entre les partis. Sans de tels débats, les partis ne peuvent que s’atrophier, devenir de vieilles reliques dogmatiques. C’est pourquoi Abraham Lincoln voulait que son cabinet soit une « équipe de rivaux ».
Dans un dossier comme celui de la Charte, je serai pour ma part fortement déçu si nous apprenons que ceux qui se présentent maintenant comme des sceptiques n’ont pas vigoureusement contesté l’interdiction générale des signes religieux et les tactiques démagogiques qui ont accompagné le projet de charte. Quelle a été l’attitude au sein du cabinet des Cloutier, Hivon, Gaudreault, Lisée et Saint-Arnaud avant et après le dévoilement du projet de Charte ? Si des ministres aussi crédibles avaient exprimé leur désaccord, cela aurait pu inciter la première ministre Marois à réviser la stratégie du gouvernement ou l’inflexible ministre Drainville à mettre de l’eau dans son vin.
Les ministres péquistes qui prennent maintenant leur distance avec le Charte de la laïcité se sont-ils tus en raison du biais en faveur de l’endogroupe (ingroup biais) ou pour des raisons stratégiques, ou se sont-ils assurés que des débats internes animés prennent place ? S’ils se sont tus, ou exprimés timidement, je crois que nous pouvons leur en tenir rigueur. Et peu importe la réponse à ces questions, ils auraient pu, sans rompre la solidarité ministérielle, s’exprimer publiquement haut et fort pour dénoncer les dérapages populistes et islamophobes.
Christine Fréchette a démissionné de son poste de directrice adjointe de cabinet de Jean-François Lisée en raison de son désaccord profond avec l’approche gouvernementale sur la Charte. Elle s’est ainsi attirée l’admiration sincère non seulement des anti-charte, mais sans doute aussi de ceux qui attendent désespérément que les acteurs politiques soient un peu moins prompts à accepter les accrocs à leurs convictions. Sans nécessairement toujours se rendre jusqu’à la dissidence publique, les élus et les employés des formations politiques doivent au moins se démener dans les officines internes lorsqu’ils sont en désaccord avec des orientations de leur parti. J’espère que nous en apprendrons davantage sur l’attitude des sceptiques dans les prochaines semaines, en particulier au sujet de ceux qui ont l’intention de briguer la direction du PQ.