Ce n’est pas d’hier qu’une frange du mouvement nationaliste québécois se lamente de l’état de la culture québécoise et s’inquiète de son sort. Les penseurs phares du néo-nationalisme des années 1960 comme les historiens de l’« École de Montréal » ou des auteurs comme Pierre Vadeboncoeur et Fernand Dumont ont alimenté ce diagnostic pessimiste quant au devenir de l’identité québécoise. Dans un essai publié en 2000, j’ai consacré un chapitre au « nationalisme mélancolique » québécois. L’éventuelle disparition ou folklorisation du français–la « lousianistation » du Québec–est le plus souvent le point focal du discours sombre, et parfois catastrophiste, sur l’avenir de la culture québécoise francophone.
Comme je suis de bonne humeur après une agréable semaine de vacances au Québec, je n’ai pas lu les textes d’opinion sur les Dead Obies, le « franglais » et les menaces de « créolisation » et d’« anglicisation ». Tout ce que je sais vient de ce texte de Marc Cassivi partagé hier par plusieurs de mes contacts sur Facebook.
Je suis de ceux qui considèrent que l’on sous-estime la résilience et la vitalité de la culture et de la société québécoises depuis le mouvement d’affirmation collective que fut la Révolution tranquille. L’édification, en Amérique du Nord, d’une société globale distincte mais néanmoins bien branchée sur le reste du monde, dont la langue publique commune est le français, est une réalisation majeure. Cette édification est un processus permanent qui sera vraisemblablement toujours marqué par la précarité, mais il importe de souligner le chemin parcouru.
Cela dit, il ne me semble pas abusivement pessimiste ou catastrophiste de s’inquiéter de l’impact du formidable pouvoir d’attraction de l’anglais dans le monde d’aujourd’hui. L’anglais est généralement la langue seconde qui permet à des citoyens de pays différents de communiquer. C’est la langue qui permet aux scientifiques du monde entier de discuter et de correspondre. Les productions culturelles anglophones circulent partout sur la planète et des artistes de tous les coins du monde décident de créer en anglais plutôt que dans leur langue d’origine. L’anglais est la langue des affaires et de la finance. Que l’on soit un Québécois francophone, un Danois ou un Coréen, les incitatifs pour apprendre et maîtriser l’anglais sont nombreux et puissants.
Je ne vois pas ce que l’on pourrait faire, dans une démocratie libérale du moins, pour affaiblir le pouvoir d’attraction de l’anglais. Et même si cela était possible, qui voudrait vraiment le faire ? Maîtriser l’anglais à un degré ou à un autre permet de nouer des liens avec des non-francophones, donne accès à des productions culturelles et scientifiques de grande qualité et élargit l’éventail des possibilités professionnelles. L’objectif de notre politique linguistique ne peut être le développement de dispositions négatives par rapport à l’anglais. Cela ne serait ni souhaitable ni réaliste.
Il faut plutôt tenter d’agir sur le pouvoir d’attraction du français. Heureusement, le rapport entre le pouvoir d’attraction de l’anglais et celui du français n’est pas un jeu à somme nulle. Bien que le phénomène de la concurrence des langues existe, l’augmentation du pouvoir d’attraction du français au Québec n’exige pas la diminution du pouvoir d’attraction de l’anglais. On peut développer un niveau de compétence élevé en anglais tout en parlant et en écrivant un excellent français.
Les individus n’étant pas des agents parfaitement désintéressés, il est impératif que la maîtrise du français soit vue comme un bien doté d’une grande valeur, comme un marqueur identitaire positif, comme un atout dans la quête d’une vie bonne. C’est exactement ce qu’est parvenu à faire le Québec moderne. Dans le Québec d’aujourd’hui, ne pas parler français ferme la porte à un grand nombre d’emplois de qualité et à une scène culturelle, artistique et médiatique dynamique tout en rendant la participation pleine et entière à la vie politique beaucoup plus difficile. (Il est vrai que de ne pas parler anglais ferme aussi des portes professionnelles; les unilingues anglophones et francophones sont défavorisés sur le marché du travail québécois).
Il faut toutefois que ceux qui considèrent qu’il est important de conjuguer modernité et langue française évitent d’être des resquilleurs et de laisser à d’autres la responsabilité de faire du français une langue riche et dynamique, porteuse de sens et de possibilités. Cela signifie de ne pas se contenter de soutenir, par exemple, nos magazines anglo-américains préférés, mais aussi des publications francophones. Cela exige que l’on ait une littérature et une scène de musique indépendante francophones pertinentes et trépidantes. Cela implique que les chercheurs continuent de publier en français et non exclusivement en anglais pour rejoindre un lectorat plus important. Le français doit demeurer une langue de la science et des idées.
La maîtrise d’une langue relève pour l’essentiel de la partie non-consciente de l’esprit humain. Un locuteur n’a pas à penser explicitement à tous les mots qu’il veut prononcer ou à la syntaxe de ses phrases. Je ne suis pas linguiste. Je sais toutefois que puisque l’anglais occupe une place importante dans ma vie, il y a des mots, des expressions idiomatiques et des constructions syntaxiques qui me viennent souvent à l’esprit plus rapidement dans la langue de David Hume que dans celle de Jean-Jacques Rousseau. J’imagine que cette propension doit être encore plus grande chez ceux qui sont dans un couple mixte ou qui travaillent majoritairement en anglais. Le franglais, dans ce contexte, est la voie de la facilité. Une des façons d’améliorer sa maîtrise d’une langue, y compris de sa langue maternelle, est de s’efforcer à trouver un synonyme ou à expliquer une idée autrement lorsque le mot ou l’expression justes ne viennent pas. Si on n’exerce pas constamment sa capacité à s’exprimer de façon juste dans une langue donnée, cette capacité risque fort de s’atrophier. C’est ce qui m’incite, personnellement, à tenter d’éviter le plus possible le franglais. Je n’y parviens pas toujours.
Blâmer un groupe de hip-hop, qui pratique un genre qui prend sa source dans la langue de la rue, un auteur qui réinvente le joual québécois en intégrant des expressions anglaises, ou encore des adolescents qui construisent leur identité, font des expériences et cherchent des repères, me semble déplacé et inefficace. En contrepartie, il y de bonnes raisons de ne pas souhaiter que l’usage du franglais se généralise et que, par exemple, les étudiants dans leurs travaux, les enseignants, les journalistes ou les élus l’utilisent.
Faire du français la langue publique commune au Québec demeure aujourd’hui un choix délibéré devant reposer sur une volonté collective forte. Le passage à l’anglais est une vraie possibilité pour un nombre grandissant de Québécois, en particulier chez les jeunes et chez ceux qui ont bénéficié de l’éducation supérieure. L’exhortation morale, la culpabilisation et le mépris sont sans doute les pires façons de motiver les nouvelles générations à reprendre et réinventer le projet d’une société globale francophone en Amérique du Nord. Le français peut être vu comme un marqueur identitaire distinctif positif et une source de fierté si sa promotion n’exige pas la diabolisation de l’anglais et la fermeture identitaire. Paradoxalement, le discours frileux et moralisateur risque fort d’affaiblir le pouvoir d’attraction du français et de nuire au projet d’une francophonie québécoise en Amérique du Nord.
« Je ne vois pas ce que l’on pourrait faire, dans une démocratie libérale du moins, pour affaiblir le pouvoir d’attraction de l’anglais.» N’est-ce pas la fonction de la loi 101? Rendre moins profitable la connaissance de l’anglais en réduisant la demande de main d’oeuvre anglophone?
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La tentation inhérente à tout débat est d’essayer de prouver qui a raison et qui a tort. Or, dans ce cas-ci, il faut plutôt chercher à équilibrer une tension fondamentale (et inévitable) de la culture québécoise francophone. Après tout – et bien paradoxalement – si l’hypothèse dite “catastrophiste” est aujourd’hui pour plusieurs (dont je suis) peu plausible… c’est en bonne partie parce qu’elle a été farouchement défendue au fil du temps. Tout est donc une question de savant dosage. Mais dans une société où l’opinion supplante aisément la recherche des faits, difficile d’établir la posologie adéquate…
Merci pour ce commentaire Sébastien. Je distinguerais toutefois “souci” ou “inquietude” de “catastrophisme”, qui se fonde sur des inférences abusivement pessimistes à partir des faits observables.
Merci pour la précision! J’éprouvais un certain malaise avec l’apparente attribution d’un discours “catastrophiste” aux penseurs néo-nationalistes des années 1960. Dans la mesure où la situation de la culture franco-québécoise de cette époque était fort différente – et assurément plus précaire – que celle d’aujourd’hui, il me semble que, d’un point de vue historique, leurs inférences ne devaient pas forcément être qualifiées d'”abusivement pessimistes”. Ceci dit, il est vrai qu’à partir d’un constat de base similaire, certains ont spontanément adopté le “nationalisme mélancolique”, tandis que d’autres, tels Laurendeau, ont eu une réaction plus, disons, “dynamique”.
J’ai l’impression qu’une partie du problème actuel résulte d’une difficulté à dissocier le discours de son contexte d’application (forcément historique), d’où l’incapacité de certains à moduler leur réaction entre les pôles extrêmes que sont le “souci” et le “catastrophisme”… Mais c’est sans doute là un historien qui parle…
Thank you for this fascinating column. I wish I could respond in French. But in any case, my question is how you can distinguish between the imperatives governing historical moments like the 60s and those you outline for the present day. That is, your claim seems to be that a progressive and positive Québec identity would try to provide positive incentives for living in French rather than employing the sort of coercive or negative tools that are being brought to bear against the Dead Obies. But surely, as Sébastien points out, there are contexts and moments when the more assertive tools of social control may need to be deployed in order to prevent against a genuine decline in the cultural relevance of the French language. What is your cut-off point? What evidence would you look for to justify the use of these stronger measures?
Mark: thank you very much for your comment. I didn’t get into it, but my target is not our language policy (Bill 101), but the cultural critique of Frenglish. I think we will always need a language policy that sets restrictions in matters such as public education, commercial signs, the language policies at work, etc. One of the striking features of the current debate is that it is not about Bill 101 in the sense that the conservatives are not proposing any amendments. It’s a cultural conversation.
Sébastien: je me suis toujours retenu de critiquer les néo-nationalistes des années 60. Je m’en suis tenu à reconstruire leur discours. C’est à la récupération contemporaine de théorie de l’aliénation, fausse conscience, etc. que je m’en prends.
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