Comme je l’ai esquissé dans la première partie, la souveraineté populaire et la représentation démocratique d’un côté, et l’État de droit et les droits fondamentaux de l’autre, peuvent être vus comme les deux constellations de principes qui fondent la légitimité des régimes démocratiques contemporains. Il s’agit de deux logiques distinctes qui, bien que complémentaires, s’entrechoquent régulièrement. Alors que la souveraineté populaire stipule que le peuple doit être la source ultime des lois, les principes de l’État de droit et de respect des droits fondamentaux impliquent plutôt que l’exercice du pouvoir se fasse en conformité avec une constitution et que certaines normes doivent être à l’abri de la volonté de la majorité et du gouvernement au pouvoir. Comme on voit mal à partir de quel point de vue nous pourrions établir la priorité de l’une des logiques par rapport à l’autre, il vaut mieux les voir comme également fondamentales et en tension perpétuelle. La constitution ne doit pas être une camisole de force imposée par un segment minoritaire de la population, mais les principes fondamentaux du vivre-ensemble ne doivent pas être aisément modifiables ou contournables par un gouvernement élu par une courte majorité.
Certaines démocraties libérales se sont données des institutions qui accordent davantage d’importance à la souveraineté de l’Assemblée législative ou à la protection des droits fondamentaux et de la constitution. L’Allemagne d’après la Seconde Guerre mondiale accorde une protection constitutionnelle extrêmement forte aux droits et libertés et une majorité qualifiée est nécessaire pour amender la constitution. Aux Etats-Unis, le Congrès peut difficilement adopter une loi qui aurait pour effet, par exemple, de porter atteinte à la liberté d’expression. À l’opposé, bien que le contrôle de constitutionnalité des lois s’impose de plus en plus dans l’ensemble des régimes démocratiques (pensons à l’incorporation du Human Rights Act au Royaume-Uni en 1998), le pouvoir des tribunaux d’invalider des lois adoptées par le gouvernement élu est moins fort en Angleterre et en France qu’aux États-Unis ou qu’au Canada depuis 1982.
La nécessaire tension entre la joute démocratique et le respect de l’État de droit me semble néanmoins bien présente au Canada, du moins sur le plan du design institutionnel. Le Canada a une Charte des droits et libertés et il est possible de contester la validité des lois adoptées par les gouvernements au nom du respect des normes constitutionnelles. Cela dit, l’article 1 de la Loi constitutionnelle de 1982 affirme que les droits et libertés énoncés dans la Charte peuvent être restreints par une règle de droit « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Le tout premier article de la Constitution précise ainsi que les droits individuels, même s’ils sont fondamentaux, ne sont pas absolus. L’article 9.1 de la Charte québécoise des droits et libertés joue un rôle similaire. Le « Test de Oakes », développé subséquemment par la Cour suprême, permet aux tribunaux d’évaluer si les décisions politiques contestées par des citoyens ou par un ordre de gouvernement portent atteinte à des droits protégés et, le cas échéant, si l’atteinte est raisonnable.
C’est ainsi que dans ses jugements sur la Loi 101, la Cour suprême a admis que l’objectif législatif de préserver et de promouvoir la langue française au Québec justifiait des restrictions raisonnables aux droits individuels, dont l’interdiction pour les francophones et les allophones d’inscrire leurs enfants dans les écoles publiques anglophones et l’obligation de la prédominance du français dans l’affichage commercial. La Cour a invalidé certaines dispositions de la politique linguistique québécoise, dont l’ancienne obligation d’afficher uniquement en français, mais elle accepte qu’un projet collectif comme celui de faire du français la langue publique commune puisse justifier la limitation de certains droits individuels.
Les droits individuels ne sont donc pas, en droit constitutionnel canadien, des « atouts », pour reprendre l’expression du philosophe américain Ronald Dworkin, que l’on peut simplement abattre pour invalider une décision gouvernementale. La souveraineté populaire et le pouvoir législatif ne sont pas subordonnés au principe du constitutionnalisme. En plus des articles qui permettent de restreindre de façon raisonnable les droits, les gouvernements peuvent également recourir au pouvoir de dérogation que leur confèrent l’article 52 de la Charte québécoise et l’article 33 de la Charte canadienne. Que les gouvernements ne recourent pas fréquemment au pouvoir de dérogation relève de leur responsabilité et non de celle des tribunaux. Ceux qui soutiennent que nous subissons aujourd’hui la douce tyrannie du pouvoir judiciaire ont donc fort à faire pour démontrer que notre architecture institutionnelle marginalise nécessairement le pouvoir des élus.
Sans soutenir que les élus doivent toujours avoir le dernier mot, les critiques du « gouvernement des juges » peuvent défendre l’idée, plus modeste, que le pouvoir des tribunaux est présentement disproportionné par rapport à celui des gouvernements, c’est-à-dire que les tribunaux invalident trop souvent et sans justifications suffisantes les décisions des élus. Cela serait une critique raisonnable et recevable, mais elle exigerait une démonstration empirique: il faudrait faire la liste des décisions politiques renversées par les tribunaux et expliquer pourquoi les raisons offertes par les juges sont insuffisantes.
Frédéric Bastien, dans le billet mentionné dans mon texte précédent, s’arrête sur les cas des centres d’injection supervisée, des maisons closes et des soins de santé pour les demandeurs d’asile. Simplifiant outrageusement les enjeux, il soutient que l’accès à des piqueries, des bordels et des soins dentaires et de la vue ne sont pas des « droits fondamentaux », passant sous le silence les arguments des tribunaux avançant que droits garantis par la Charte étaient abusivement restreints par les lois en vigueur. La Cour fédérale a par exemple soutenu que la négation de certains soins de santé pour les demandeurs d’asile constituait un « traitement cruel », en particulier pour les enfants, et que la décision des Conservateurs violait le droit à l’égalité de traitement puisqu’elle ciblait les demandeurs provenant de pays particuliers et non l’ensemble des demandeurs.
La Cour suprême a-t-elle erré lorsqu’elle a jugé dans Bedford que la loi, sans interdire la prostitution, empêche les travailleuses et travailleurs du sexe de travailler dans des conditions sécuritaires (voir le billet de Daniel ici)? On ne le saura pas en lisant le texte de M. Bastien. On comprend plutôt que les tribunaux n’ont pas la légitimité de se prononcer sur la question. Idem en ce qui concerne les centres d’injection supervisée. Ces questions peuvent être réglées a priori en prétextant l’illégitimité du pouvoir judiciaire.
J’aurais beaucoup aimé que M. Bastien se penche également sur le renvoi concernant la nomination du juge Nadon (voir le billet de Catherine ici). On se rappellera que le plus haut tribunal a soutenu que la Loi sur la Cour suprême empêchait la nomination d’un juge de la Cour fédérale pour combler l’un des trois postes à la Cour suprême réservés au Québec, entre autres afin « que les traditions juridiques et les valeurs sociales distinctes du Québec y soient représentées ». La Cour aurait-elle dû s’abstenir, ou devait-elle défendre les prérogatives du Québec ?
On se souviendra aussi que la Cour a récemment tranché en faveur du Québec et de trois autres provinces qui arguaient que l’éventuelle création d’un organisme canadien unique de réglementation des valeurs mobilières violait le partage des compétences prévu dans la Loi constitutionnelle de 1867. Dans ces deux cas, la Cour suprême a joué, au nom des principes du respect de l’État de droit et du constitutionnalisme, son rôle de contre-pouvoir.
Parions que M. Bastien s’en serait pris au « rouleau compresseur » qu’est selon lui le pouvoir fédéral et à la non-reconnaissance des compétences du Québec si les décisions de la Cour suprême avaient été différentes dans ces deux dossiers. Mais on ne peut avoir le beure et l’argent du beurre. Ou bien la Cour suprême a parfois tort mais aussi parfois raison lorsqu’elle invalide des décisions politiques, ou bien le Canada est gouverné par un illégitime gouvernement des juges qui usurpe l’autorité des élus.
Le débat sur l’équilibre des pouvoirs au Canada n’est pas clos, loin s’en faut. Étant donné la position dualiste que je défends, il faut s’attendre à retrouver, en pratique, un certain déséquilibre dans l’ensemble des démocraties constitutionnelles. Un travail empirique nettement plus rigoureux est toutefois nécessaire pour démontrer que nous vivons aujourd’hui sous l’égide d’un « gouvernement des juges ».
* Je remercie Maxime Saint-Hilaire, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Sherbrooke, qui a patiemment répondu aux questions que je lui ai envoyées pendant la rédaction de ce billet.
Lecture complémentaire
Pierre Trudel, « Les décisions des juges : aussi légitimes que celles des élus ».