Par auteur invité Martin Papillon
Ça y est, c’est fait. La Cour suprême a reconnu pour la première fois à une nation autochtone un titre ancestral sur ses terres traditionnelles. La nation Tsilhqot’in est donc en quelque sorte propriétaire de plus de 2000 km2 dans le centre de la Colombie-Britannique. Elle pourra ainsi gérer ces terres à sa guise et, surtout, en bénéficier de manière exclusive.
Cette décision de la Cour suprême a fait couler beaucoup d’encre. Plusieurs commentateurs parlent de révolution, d’autres d’une décision aux conséquences dramatiques pour l’économie du pays. Plusieurs s’interrogent en particulier sur l’impact de cette décision sur les projets d’oléoducs, en pensant au controversé projet Northern Gateway, qui vient tout juste de recevoir l’approbation du gouvernement fédéral. Qu’en est-il au juste? Cette décision change-t-elle radicalement le rapport de force entre les peuples autochtones, l’État canadien et les principaux acteurs de l’économie extractive?
Il faut d’abord préciser que cette décision est loin d’être une surprise. Ce qui est surprenant en fait, c’est l’apparente réaction de stupeur des gouvernements. Le récent arrêt s’inscrit dans la directe lignée de la jurisprudence développée par la Cour suprême depuis l’arrêt Calder de 1973, alors que le plus haut tribunal au pays reconnaissait pour la première fois la possibilité que le titre ancestral autochtone ait survécu à l’affirmation de la souveraineté européenne en Amérique du Nord. Depuis, la Cour avait précisé, notamment dans l’arrêt Delgamuukw, les conditions pouvant mener à la reconnaissance par les tribunaux d’un tel titre. C’était donc une question de temps avant que la Cour ne franchisse l’étape ultime de reconnaitre, en pratique, le titre ancestral d’une nation autochtone.
Et c’est là l’importance de cette décision. Le titre ancestral n’est plus hypothétique. Il pourra dorénavant être reconnu par les tribunaux lorsque les nations autochtones arrivent à en faire la démonstration. Cela change considérablement la donne dans plusieurs régions du pays où les nations autochtones n’ont pas cédé leurs terres ancestrales à la couronne britannique par le biais de traités historiques. C’est le cas en Colombie-Britannique évidemment, mais aussi dans l’est de l’Ontario, dans certaines parties du Québec et dans les provinces maritimes.
Les gouvernements avaient jusqu’à présent beau jeu de faire trainer en longueur les négociations portant sur les revendications territoriales de ces nations sans traités. Il faudra dorénavant négocier de bonne foi. En effet, les communautés autochtones pourront se tourner vers les tribunaux pour se voir reconnaitre un titre ancestral dont la portée est potentiellement beaucoup plus grande que ce qui a été jusqu’à présent reconnu dans le cadre d’ententes comme la Convention de la Baie-James et du Nord québécois.
Peut-on parler de révolution juridique? Si les rapports de force sont modifiés dans le contexte des revendications territoriales, il ne faut pas exagérer la portée du récent arrêt, et ce, pour au moins deux raisons.
D’abord, sur le plan des principes qui sous-tendent la relation entre la Couronne et les peuples autochtones, cette décision ne change pas radicalement la donne. Plusieurs ont souligné, à tort à mon avis, que la Cour introduit en l’espèce un veto autochtone sur le développement des ressources. Il est vrai que la Cour exige désormais que les gouvernements obtiennent le consentement des communautés autochtones détentrices d’un titre ancestral avant d’autoriser un projet de développement pouvant porter atteinte à l’exercice des droits associés à ce titre. Ceci dit, la Cour autorise du même souffle les gouvernements à passer outre ce consentement au nom d’un «objectif public réel et impérieux ». Dans l’arrêt Delgamuukw la Cour précisait justement le type d’activités pouvant justifier une telle atteinte au titre ancestral :
L’extension de l’agriculture, de la foresterie, de l’exploitation minière et de l’énergie hydroélectrique, le développement économique général de l’intérieur de la Colombie‑Britannique, la protection de l’environnement et des espèces menacées d’extinction, ainsi que la construction des infrastructures et l’implantation des populations requises par ces fins (…) peuvent justifier une atteinte à un titre aborigène.
Autrement dit, le développement économique — et à fortiori la construction d’un oléoduc comme Northern Gateway — peut fort bien justifier une atteinte unilatérale au titre ancestral. Je laisse aux juristes la lourde tâche de faire les nuances qui s’impose, mais on ne parle pas ici de reconnaitre la souveraineté autochtone sur les ressources. Il s’agit plutôt, encore une fois, de concilier les droits de ces derniers, y compris le titre ancestral, avec les intérêts de la population majoritaire. Si cela est en soi une bonne chose, on peut difficilement parler de rupture radicale dans les rapports de forces entre Autochtones, gouvernements et les acteurs économiques, dont les intérêts sont ici en quelque sorte assimilés à ceux de l’ensemble de la population.
Deuxièmement, si le titre ancestral de la nation Tsilhqot’in est désormais reconnu en droit canadien, il est loin d’être certain que les autres nations revendiquant un tel titre auront autant de succès devant les tribunaux. Les conditions pour la reconnaissance du titre sont exigeantes et le fardeau de la preuve repose entièrement sur le groupe cherchant à prouver ce titre. Ce dernier doit faire la démonstration d’une occupation antérieure à l’affirmation de la souveraineté européenne, cette occupation doit également être suffisante, continue et exclusive.
Sans entrer dans les détails, disons que le cas en l’espèce était parfait. Les six communautés de la nation Tsilhqot’in agissaient de concert, leurs revendications étaient cohérentes, limitées de manière stratégique aux terres du domaine public sur lesquelles la preuve de l’occupation antérieure, continue et exclusive pouvait être faite de manière convaincante. Surtout, ce sont des terres pour lesquelles il n’y a pas de revendications concurrentes d’autres nations autochtones. Ce n’est évidemment pas le cas dans la grande majorité des cas qui feront dans les prochaines années l’objet de litiges. Il serait donc présomptueux de dire que cette décision ouvre toute grande la porte à la reconnaissance du titre ancestral d’un bout à l’autre du pays.
Malgré ces limites, il n’y a aucun doute à avoir, cette décision est extrêmement importante. Sans remettre en question la souveraineté de l’État sur le territoire, elle confirme la légitimité des prétentions autochtones quant aux limites nécessaire à l’exercice de cette même souveraineté. Il devient difficile, voir même impossible pour les gouvernements et l’industrie extractive d’ignorer les revendications autochtones. Cette décision s’inscrit en ce sens dans la droite lignée des avancées récentes, tant au Canada qu’au plan international, en matière de droit des peuples autochtones. On peut en fait parler d’un nouveau paradigme, ou d’une nouvelle norme juridico-politique en devenir : il ne peut y a voir d’activités extractives sur les terres ancestrales des peuples autochtones sans participation de ceux-ci et sans un véritable partage des bénéfices de ce développement. Les gouvernements doivent non seulement s’assurer de consulter les communautés, mais également de les intégrer dans le processus décisionnel afin d’en faire de véritables partenaires du développement. Et lorsque ceux-ci disent non, il faut parfois accepter leur verdict et revoir nos priorités.
Les gouvernements et l’industrie extractive n’ont pas encore tout à fait compris l’importance de cette nouvelle norme. Le cafouillage entourant le processus d’approbation du projet d’oléoduc Northern Gateway l’illustre d’ailleurs à merveille. Les peuples autochtones ont aujourd’hui une capacité de mobilisation importante lorsque leurs droits sont mis en causes. Lorsque le grand chef Stewart Phillip de l’Union des chefs indiens de la Colombie-Britannique promet une bataille de tous les instants contre le projet Northern Gateway, nous devons le prendre au sérieux. Après plus d’un siècle de soumission aux politiques paternalistes de l’État canadien, les Autochtones s’arrogent aujourd’hui le droit de dire non. La Cour suprême vient en quelque sorte de leur donner un coup de main.
Martin Papillon est professeur agrégé au département de science politique de l’Université de Montréal
J’abonde dans votre sens. D’ailleurs, les tribunaux n’inventent pas les droits : ils les interprètent. Au mieux, ils les « découvrent » lorsqu’ils ont été (inopinément) oubliés. En ce sens, donc, rien de nouveau sous le soleil depuis la Proclamation royale de 1763, par laquelle les autorités britanniques, au nom de l’État de droit, rejetaient la théorie de terra nullius et reconnaissaient incidemment que la légitimité de l’assise territoriale de leur colonie nord-américaine ne pourrait reposer que sur la négociation avec les peuples autochtones.
Héritier politique de la Couronne britannique à compter de 1867, le gouvernement canadien s’est toutefois fait tirer de l’oreille pour assumer de bonne foi ses responsabilités en cette matière. Dans l’Ouest, les rébellions de 1870 et de 1885 sont venues lui rappeler d’une manière bien hobbesienne les conséquences possibles d’une rupture de ce contrat social. Il a fallu négocier. Ce ne fut fait que graduellement, seulement lorsque cela devenait vraiment nécessaire, avec mauvaise foi plus souvent qu’autrement, et en n’hésitant pas à recourir aux stratagèmes les plus déplorables afin de faire pencher le rapport de force a son avantage, comme l’a rappelé récemment James Daschuk dans “Clearing the Plains”.
En 1973, par l’arrêt Calder, la Cour suprême est venu rappeler au gouvernement que les droits ne disparaissent pas, et en 2014, l’arrêt Tsilhqot’in le répète à nouveau, puisque malgré la reconnaissance et confirmation constitutionnelle des droits existants des Premières Nations en 1982, les négociations demeurent enlisées plus souvent qu’autrement.
Le jugement Tsilhqot’in ne représente donc effectivement pas une révolution juridique. Ce faisant, le plus haut tribunal du pays envoie cependant un puissant message sur l’importance de penser nos politiques dans le long terme, en ne négligeant pas les racines anciennes qui constituent les fondements de notre société actuelle, mais en assumant également les responsabilités qui nous incombent face aux générations futures (le par. 74 du jugement est particulièrement intéressant à cet égard). Dans un monde où les décisions à courte vue dominent, cet appel de la Cour – et le rôle qu’elle semble par le fait même prête à jouer si on persiste à ne pas l’écouter – est décidément porteur d’espoir. Et pas seulement pour les peuples autochtones…