Le multiculturalisme, un despotisme? Réplique à Mathieu Bock-Côté

Il est pratiquement impossible de discuter sérieusement avec quelqu’un qui ne respecte pas des critères comme la véracité ou la correspondance avec les faits, la rigueur argumentative et la cohérence logique. Le respect de ces standards épistémiques est essentiel à toute discussion rationnelle ou à une véritable dialectique entre des positions opposées. Je ne refuse pas les débats publics avec des intellectuels qui plongent selon moi trop souvent la main dans le sac de la sophistique, de la démagogie et de la polémique car je doute beaucoup que la politique de la chaise vide soit efficace. Dans mes interventions écrites, toutefois, je préfère de loin critiquer la meilleure version de la position adverse. Comment la pensée pourrait-elle progresser autrement ? Quel intérêt y a-t-il à réfuter une position faible ou une caricature?

La faiblesse d’une telle posture, toutefois, est qu’il s’agit d’une autre façon de pratiquer une politique de la chaise vide. On laisse le champ libre à ses adversaires intellectuels. Ou on laisse les camarades descendre dans les tranchées sans jamais leur prêter main forte.

Mathieu Bock-Côté a récemment publié une tribune sur le site internet du quotidien français de droite Le Figaro. M. Bock-Côté est connu pour ses charges répétées contre les positions pluralistes dont, au premier chef, le multiculturalisme. L’ennui avec la critique de M. Bock-Côté est qu’elle s’appuie sur une version désespérément caricaturale et très faiblement fondée sur les faits des positions pluralistes. Si le multiculturalisme, l’interculturalisme, le nationalisme inclusif, la laïcité ouverte ou les accommodements raisonnables étaient ce qu’il dit qu’ils sont, personne ne les défendrait.

Après le malheureux épisode de la controverse sur la Charte de la laïcité, il est clair que les libéraux, les pluralistes et les nationalistes inclusifs doivent répondre de façon plus constante et directe aux critiques des politiques qu’ils défendent. M. Bock-Côté débute en affirmant que le gouvernement du Québec a « présenté un projet de Charte des valeurs, qui proposait un meilleur encadrement des ‘accommodements raisonnables’, l’inscription de l’égalité hommes/femmes dans la Charte québécoise des droits de la personne et qui proscrivait, au nom de la laïcité, les signes religieux ostentatoires chez les employés de l’État. » L’auteur omet de souligner que le projet de loi 60 ne faisait que codifier l’encadrement des demandes d’accommodement que l’on trouve déjà dans la jurisprudence et que l’égalité entre les femmes et les hommes est protégée à double tour dans la Charte québécoise des droits et libertés, laissant ainsi entendre aux lecteurs français que la Charte de la laïcité aurait comblé un véritable déficit normatif en la matière.

Il poursuit en affirmant que le « multiculturalisme repose sur l’inversion du devoir d’intégration : ce n’est plus à l’immigrant de prendre le pli de la société d’accueil, mais à celle-ci de transformer ses institutions pour les accorder aux exigences de la ‘diversité’ ». Si la très précise locution « prendre le pli » signifie que le nouvel arrivant doit s’assimiler à la culture majoritaire, M. Bock-Côté a raison de souligner qu’il y a un choc entre les deux visions. Les politiques d’intégration pluralistes considèrent que la diversité culturelle n’est pas une tare qui doit graduellement disparaître. Les pluralistes s’opposent en effet à sa politique d’intégration fétiche, à savoir une politique de « convergence culturelle ». Cette politique a depuis longtemps été abandonnée au Québec; elle avait d’ailleurs été répudiée par le Parti Québécois de Lévesque et de Godin qui la trouvait trop assimilatrice. De plus, M. Bock-Côté devrait parler de la « culture majoritaire » et non de la « société d’accueil » qui, elle, inclut les Québécois de toutes les origines.

Cela dit, M. Bock-Côté agite un épouvantail en prétendant que le « multiculturalisme repose sur l’inversion du devoir d’intégration ». Le multiculturalisme canadien, et à plus forte raison encore, l’interculturalisme québécois reposent tous les deux sur un principe de réciprocité: l’immigrant est invité à s’intégrer aux principales institutions sociales, économiques et politiques, à apprendre la langue ou les langues officielles si ce n’est déjà fait et à respecter les normes publiques communes. La société d’accueil doit de son côté chercher à favoriser l’intégration des nouveaux arrivants, lutter contre la discrimination, voir la diversité comme une richesse pour la collectivité et permettre aux immigrants de maintenir certaines de leurs caractéristiques culturelles s’ils le souhaitent. L’effort d’adaptation est mutuel.

C’est ainsi, par exemple, que la loi fédérale sur le multiculturalisme veut à la fois promouvoir « le patrimoine multiculturel » du Canada et « la participation entière et équitable des individus et des collectivités de toutes origines à l’évolution de la nation et au façonnement de tous les secteurs de la société » [Loi de 1988, 3.1 (c)]. Oui, je préfèrerais aussi qu’il soit question « des nations », mais cela ne confirme pas le diagnostic de M. Bock-Côté pour autant. Les études empiriques montrent bien que les enfants d’immigrants partagent largement les repères culturels et les valeurs de la majorité. D’ailleurs, Frank Graves, le président-fondateur de la firme Ekos, soulignait récemment que le sentiment d’appartenance des immigrants à leur communauté ethnoculturelle d’origine décline au Canada:

It is also interesting to note that, despite rapid growth in pluralism over that period, attachment to ethnic group actually declined significantly. So much for the predictions of ethnic ghettoization and the putative threat of multiculturalism to national identity made by several authors in the nineties (e.g. Neil Bisoondath’s Selling Illusions).

M. Bock-Côté poursuit en établissant une adéquation entre « multiculturalisme » et « accommodement raisonnable » : « C’est ce qu’on appelle l’idéologie de ‘l’accommodement raisonnable’, qui se présente comme un simple ajustement pragmatique respectueux du nouvel arrivant pour faciliter son insertion. Terrible illusion. » Après près de dix ans de débat sur le principe d’accommodement raisonnable, M. Bock-Côté devrait en avoir une compréhension un peu plus juste et nuancée.

L’accommodement raisonnable n’est pas issu du multiculturalisme et n’est pas d’abord conçu pour favoriser l’insertion des nouveaux arrivants. L’obligation d’accommodement raisonnable veut que des mesures d’accommodement soient offertes à un individu qui se trouve injustement défavorisé par une norme générale en apparence neutre. Une demande d’accommodement peut ainsi être formulée sur la base de la condition physique (grossesse, handicap) ou de convictions morales ou religieuses. Les demandeurs d’accommodement sont régulièrement des membres de la majorité qui se sont convertis à des religions minoritaires. Des demandes peuvent aussi venir du groupe religieux majoritaire, comme ce fut le cas lorsque des parents catholiques ont souhaité que leurs enfants soient exemptés du programme Éthique et culture religieuse.

Dans l’éventualité où certains n’auraient pas bien compris, M. Bock-Côté fait monter les enchères: les pluralistes ne sont pas des démocrates. Pourquoi faire dans la nuance lorsque l’on sait que les formules-choc sont efficaces: « La souveraineté populaire serait à congédier ». Or, nulle démocratie sans souveraineté populaire. La souveraineté populaire est le principe selon lequel le peuple est souverain. Agitant un autre épouvantail — celui du « gouvernement des juges » — l’auteur affirme que le « multiculturalisme entraine ainsi un changement de régime politique qui relève de la logique du ‘despotisme éclairé’ ». Rien de moins.

La réalité est pourtant facile à saisir. Les pluralistes comprennent que nous vivons dans des démocraties « libérales » ou « constitutionnelles » ou des « États de droit démocratiques ». Ce type de régime repose sur une recherche constante d’équilibres entre le pouvoir de la majorité démocratique et le respect des droits fondamentaux, entre la souveraineté de l’assemblée législative et le respect de la constitution, entre les trois branches du pouvoir étatique, etc. Maintenant qu’il semble moins critique par rapport à la démocratie qu’il ne l’était à une autre époque*, il serait intéressant que M. Bock-Côté explique comment il conçoit la séparation des pouvoirs dans un État démocratique. Et pense-t-il que toute forme de contrôle de la constitutionnalité des lois est illégitime ?

Enfin, le multiculturalisme « pousse aussi à la rééducation de la nation d’accueil, comme en témoignent les nombreux programmes scolaires qui cherchent à lui inculquer ses préceptes idéologiques. » Le multiculturalisme est un maoïsme soft. Ou un despotisme pas très éclairé, tout compte fait. Les despotes multicultis reprogramment en douce l’esprit des citoyens de demain.

Le texte contient plusieurs autres méprises qui mériteraient d’être corrigées. L’ennui, comme mon billet le démontre, c’est que problématiser des assertions non justifiées et des caricatures exige du temps et de l’espace. Étant donné la présente structuration de l’espace public et de l’environnement médiatique, c’est un désavantage certain.

*Mathieu Bock-Côté, « Pour une pensée conservatrice : critique de l’éthique démocratique dans la compréhension de l’identité nationale québécoise », Horizons philosophiques, vol.12, no.2, printemps 2002.

Comments

Le multiculturalisme, un despotisme? Réplique à Mathieu Bock-Côté — 2 Comments

  1. Un bon condensé de clichés et de faux-fuyants. Je me contente d’un seul:

    « Les demandeurs d’accommodement sont régulièrement des membres de la majorité qui se sont convertis à des religions minoritaires. »

    Bien entendu, puisque vous voulez faire passer Bock-Côté pour un intolérant, vous essayez d’introduire une dimension ethnique à la question. Puisqu’on accommode aussi des Québécois de souche, l’accommodement raisonnable n’a rien à voir avec le multiculturalisme. Ces mêmes Québécois que vous décrivez dans le même texte comme la « culture majoritaire » plutôt que la « société d’accueil » !

    Puis vous comparez le handicap physique à la conviction religieuse, comme si les deux étaient identiques et demandaient le même traitement de l’État:

    « Une demande d’accommodement peut ainsi être formulée sur la base de la condition physique (grossesse, handicap) ou de convictions morales ou religieuses. »

    Perdre ses deux jambes et se convertir à une religion: blanc bonnet, bonnet blanc!

  2. Les Chartes des droits et libertés à l’assaut de la société

    Quatre décennies de politiques de multiculturalisme se soldent par la régression du principe de la laïcité au sein de l’État québécois. Tout centrer sur l’individu, par opposition à la société, et partir du principe que tous les citoyens coopèrent gentiment entre eux sans coercition au nom du bien commun est une utopie dévastatrice.

    Le mot «Liberté» sonne terriblement faux chez les défenseurs de religions basées sur le conditionnement, l’obéissance et la croyance aveugle en des dogmes basés sur l’ignorance et la superstition.

    Fusion des mots «critique» et «raciste»

    La dominance religieuse écartée durant les années 60 a été remplacée par l’institution du multiculturalisme dont la structure rappelle l’Église, avec sa doctrine, son tribunal et son petit catéchisme : droits, différences, libertés, tolérance, diversité, etc. Sa force fut d’imposer l’idée que «individu» et «culture» ne font qu’un. C’est précisément cette vision qui permit le détournement sémantique des mots «critique» et «raciste».

    Un logiciel n’est pas une partie intégrante d’un ordinateur. De même, la personne physique n’est pas la culture, elle a une culture, et possède deux types de traits, l’un immuable, acquis en naissant, et l’autre, modulable, lié à l’apprentissage. L’ethnie, la couleur de la peau, le genre, l’âge, les caractéristiques physiques, les handicaps, l’homosexualité, sont tous des états non choisis par l’individu, et c’est leur immuabilité même qui font qu’aucune discrimination ne doit s’exercer sur ces bases.

    En raison de leur caractère variable et modulable, les usages, les traditions, les coutumes, les habitudes vestimentaires et culinaires, les philosophies, les rites et croyances religieuses, les manifestations artistiques et intellectuelles peuvent être critiquables et faire l’objet de discussions et de changements. Cette nuance est capitale et résume à elle seule le piège idéologique du multiculturalisme.

    Il n’y a rien d’immoral à dénoncer des pratiques religieuses abusives car celles-ci possèdent toutes un caractère de réversibilité. La règle de l’insensibilisation préalable des animaux ou la Loi contre la cruauté incarnent des principes éthiques et moraux, comme le font les lois contre crimes économiques, pornographie infantile, trafic de drogue, sécurité dans les transports, etc. Ces codes sociaux ne sont ni racistes ni discriminatoires. Taxer le courant d’opposition aux abattages rituels de «xénophobe» ou «d’antisémite» relève de la diffamation.

    La mort de la démocratie

    Le glissement sémantique qui permet de confondre «critique» et «racisme» est devenu la courroie d’alimentation des intégristes. Leur liberté semble commencer là où s’arrête la nôtre. La Charte des droits brandie comme un épouvantail alimente la peur de se faire jeter l’anathème de «xénophobe». La défense «des droits pour les droits» est une source de capital politique facile et sert d’alibi à toutes les complaisances. Le laxisme est devenu un dogme. Il est irresponsable et incendiaire de défendre cette idéologie faussement «égalitaire».

    Le mantra de l’acceptation inconditionnelle des différences a fini par imprégner toutes les couches de la société, si bien qu’il est de meilleur ton de défendre les «coutumes» de l’un plutôt que les valeurs de la collectivité majoritaire. Ce principe mène à maintes discriminations à l’envers. La ségrégation s’applique à tous ceux et celles qui n’appartiennent pas à ces confessions, soit la quasi-totalité de la population du Québec.