Le financement des écoles privées: le dilemme des progressistes

Le gouvernement libéral contemplerait l’idée de réduire de 50% le financement des écoles privées. Si on considère généralement que 60% du financement des écoles privées subventionnées est public, un rapport récent démontre que le financement public réel du système privé atteint dans certains cas 75%. Le financement de l’éducation primaire et secondaire est un terrain de jeu idéal pour la gauche et la droite. La gauche soutient généralement que le système d’éducation doit favoriser l’égalité réelle des chances et doit, par conséquent, être universel et unique (voir le billet de Ianik Marcil ici). Puisque les écoles privées subventionnées, principalement parce qu’elles attirent les meilleurs élèves et enseignants, offrent en moyenne un meilleur enseignement et encadrement, les jeunes qui les fréquentent partent avec une longueur d’avance par rapport à ceux qui fréquentent les écoles publiques. Un système à « deux vitesses » contribue ainsi à la production des inégalités. C’est pourquoi l’État devrait mettre un terme au financement public de l’école privée. Des inégalités subsisteront vraisemblablement toujours, mais l’État ne doit pas favoriser leur accentuation.

La droite est divisée. Il y a consensus au sujet de l’idée que l’État doive œuvrer en faveur de la liberté des parents; la possibilité du « libre choix » en matière d’éducation doit être réelle. Cela peut signifier que l’État permette la création d’écoles privées non subventionnées et qu’il encourage la compétition entre les écoles publiques. La compétition favorise la qualité ou l’excellence, ainsi que l’élargissement de la gamme de choix des parents. Les écoles privées doivent être permises mais non subventionnées, la droite s’opposant généralement à l’interventionnisme étatique.

D’autres à droite considèrent plutôt que le maintien d’un système privé vigoureux et relativement accessible est nécessaire à la compétition. Il faudrait continuer à subventionner le privé afin que ce dernier tire le public vers le haut en rivalisant pour sa clientèle et en lui offrant des modèles à émuler. De plus, comme le public n’offre pas, selon plusieurs, un éventail suffisamment large de choix aux parents, les circonstances imparfaites qui sont les nôtres justifient le financement des écoles privées. (Voir les billets de Vincent Geloso ici et ici).

Que faut-il penser de tout ça? Mon intuition première est que l’État ne devrait pas financer les écoles privées. Les perspectives d’avenir des enfants étant déjà fortement influencées par des facteurs arbitraires comme le milieu familial et le bagage génétique, les institutions publiques doivent contribuer à niveler les chances et non le contraire. Le système scolaire doit favoriser la mobilité sociale ascendante et non la reproduction des classes sociales.

Les choses ne sont toutefois pas si simples. Je laisse de côté pour l’instant l’épineuse question du coût de l’inévitable transfert des élèves de la classe moyenne qui fréquentent présentement l’école privée vers l’école publique si le gouvernement décidait d’aller de l’avant. Si la réduction des subventions au privé entraine des dépenses publiques plus élevées en éducation, faudrait-il attendre la fin des mesures d’austérité avant de modifier le modèle de financement? Le gouvernement songe présentement, doit-on le rappeler, à sabrer dans l’aide aux devoirs.

La question qui me trouble en est une de principe et de vision du vivre-ensemble. L’égalité des chances n’est pas le seul principe en cause lorsqu’il est question du financement de l’éducation primaire et secondaire. Si on est un égalitariste libéral, il faut aussi penser à l’impact des choix publics sur la liberté. Des principes comme la liberté individuelle, la liberté d’association et le droit qu’ont les parents de prendre des décisions structurantes pour l’avenir de leurs enfants font en sorte que l’État peut difficilement aller jusqu’à interdire la création d’écoles privées ou de toute autre école capable de s’autofinancer. L’État peut légitimement refuser de subventionner les écoles privées et imposer un curriculum d’études et des examens uniformes, mais il me semble abusivement autoritaire de penser que l’État peut aussi imposer les moyens de la scolarisation obligatoire. Autrement dit, l’État peut s’assurer que les enfants soient scolarisés, mais il ne peut empêcher ni la création d’écoles parallèles ni même l’éducation à la maison sans faire preuve d’autoritarisme. Bien que cela puisse paraître hyperbolique dans le contexte contemporain, J.S. Mill formulait ainsi dans ses Principes d’économie politique l’inquiétude eu égard au monopole étatique en éducation :

 il n’est pas tolérable qu’un gouvernement ait, de jure ou de facto, un contrôle complet sur l’éducation des gens. Posséder ce contrôle et surtout l’exercer est le propre d’un comportement despotique. Un gouvernement qui puisse mouler les opinions et les sentiments des gens depuis l’enfance jusqu’à la jeunesse peut faire avec eux ce qu’il veut.  (Livre V, chapitre IX)

Tant le droit international que la loi québécoise sur l’instruction publique reconnaissent une certaine autonomie aux parents en ce qui concerne les moyens de la scolarisation de leurs enfants. L’article 13 (3) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels se lit comme suit:

Les Etats parties au présent Pacte s’engagent à respecter la liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux, de choisir pour leurs enfants des établissements autres que ceux des pouvoirs publics, mais conformes aux normes minimales qui peuvent être prescrites ou approuvées par l’Etat en matière d’éducation, et de faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants, conformément à leurs propres convictions.

Bref, il semble bien difficile de penser qu’un système unique et universel refusant toute mixité soit acceptable. On peut cesser de financer les écoles privées, mais on ne peut guère interdire les écoles non subventionnées et l’école à la maison.

Cette mixité—écoles publiques, privées, alternatives, instruction à la maison, etc.—modifie-t-elle l’analyse éthique de la situation ? Une des conséquences repoussantes pour l’égalitariste de la fin du financement public de l’école privée est sans aucun doute l’accentuation du caractère élitiste des écoles privées qui réussiraient à survivre en augmentant radicalement les frais de scolarité. En gros, seuls les enfants du 1% le plus riche fréquenteraient les écoles privées. On sait que des écoles privées à Toronto—l’Ontario ne subventionnant pas les écoles privées—imposent des frais qui vont de 15 000 à 25 000$/année! Des écoles comme Brébeuf à Montréal et Saint-Charles Garnier à Québec chargent actuellement des frais d’environ 3500$/année. Les écoles privées deviendraient de petits clubs sélects radicalement homogènes d’un point de vue socioéconomique, et les enfants qui les fréquenteraient auraient moins de contacts avec les enfants de la classe moyenne. Est-ce le prix à payer pour valoriser le système d’éducation publique québécois? Faut-il accepter cette conséquence en se pinçant le nez ? La France et la Suède ont-elles raison de financer les écoles privées ? Je suis pour l’instant incapable de répondre à ces questions.

Je l’ai déjà écrit avant, un des problèmes de l’exercice auquel le gouvernement nous convie actuellement est que les choix qui sont contemplés sur le plan de l’offre des services publics et de leur financement soulèvent des questions difficiles de justice distributive, mais nous n’avons pour l’instant aucune indication que les considérations d’ordre éthique sont au cœur des délibérations. Elles le sont peut-être—je veux éviter les procès d’intention—, mais cela aurait dû être clairement affirmé et des moyens concrets faisant en sorte que le point de vue de la justice ne soit pas éclipsé par celui de l’efficience auraient dû être mis en œuvre. Dans tous les cas, en ce qui concerne le financement des écoles, une analyse sérieuse, y compris éthique, de la situation s’impose avant de modifier radicalement le statu quo.

 

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