Au Canada, c’est au Québec que l’on trouve le plus grand nombre de couples vivant en union de fait. C’est aussi au Québec que le conjoint le plus vulnérable est le moins protégé au moment de la dissolution d’un couple non-marié. Le plus souvent, le « conjoint le plus vulnérable » est la conjointe. En gros, il n’y a pas de véritable partage du patrimoine et le conjoint le plus fortuné n’est pas obligé de verser une pension alimentaire, sauf une pension pour l’enfant né de l’union, le cas échéant.
Au moment du débat sur l’arrêt Éric c. Lola, j’étais malgré tout en faveur du maintien d’une distinction juridique significative entre union de fait et mariage. Cela m’a toujours semblé une question difficile, mais l’existence de l’ « union de fait » en tant que catégorie juridique distincte en droit de la famille offre une option supplémentaire aux couples en matière de vie conjugale. Si des adultes décident qu’ils veulent s’unir sans s’engager à tout mettre en commun, pourquoi le législateur devrait-il leur retirer cette possibilité? L’État devrait-il imposer une conception unique de la conjugalité et des responsabilités qui lui sont immanentes?
Je sais qu’un grand nombre de personnes ne sont toutefois pas au fait des implications juridiques de l’union de fait. Les lois et les politiques publiques traitent d’ailleurs souvent les conjoints de fait de la même façon qu’ils traitent les couples mariés, ce qui ne manque pas d’alimenter l’illusion que l’union de fait offre des garanties semblables à celles conférées par le mariage.
Or, malgré le fait que les femmes se scolarisent davantage que les hommes et qu’elles aient investi massivement le marché du travail, ce sont toujours elles qui consacrent plus de temps à la vie domestique et qui font les plus grands sacrifices professionnels à la naissance d’un enfant. Plusieurs en concluent que les conjoints de fait devraient bénéficier des mêmes droits que les conjoints mariés. Le Conseil du statut de la femme (CSF) propose ainsi que les conjoints de fait aient les mêmes droits que les conjoints mariés après deux ans de vie commune.
Le problème avec cette conclusion est que les conjoints de fait ont en principe la responsabilité de connaître la loi et de s’informer sur le statut de l’union de fait. Les conjoints de fait qui ne veulent pas se marier mais qui désirent être protégés peuvent signer un contrat de vie commune. Cependant, étant donné la méconnaissance qui règne en la matière, le CSF soutient que l’on ne peut postuler que les parties prenantes expriment tacitement leur consentement aux conditions de l’union de fait, ou du moins qu’il ne s’agit pas d’un consentement implicite éclairé.
Cela étant dit, il ne fait aucun doute que la suppression d’une distinction juridique forte entre l’union de fait et le mariage serait une forme de paternalisme étatique. L’ignorance, l’insouciance ou le manque de sagesse d’une grande proportion de Québécois justifieraient, selon ce point de vue, la fin de la distinction significative entre union de fait et mariage.
Je suis loin de m’opposer à toutes les politiques paternalistes. Trop souvent, la faiblesse de la volonté ou l’insouciance d’un nombre important de personnes justifient le paternalisme étatique. Bien que des hauts cris aient été poussés au moment de l’adoption de la loi, qui s’oppose aujourd’hui au port obligatoire de la ceinture de sécurité en voiture? Et aucun droit fondamental n’a été violé lorsque l’ancien Maire Bloomberg a décidé d’imposer une limite maximale à la grosseur des boissons gazeuses vendues dans les restaurants newyorkais. Les politiques de santé publique relèvent très souvent d’une forme de paternalisme doux et bienveillant, et elles ne sont pas, à mon sens, moins nécessaires et légitimes pour autant. Il s’agit d’encourager certains comportements jugés positifs (pour soi, pour autrui et pour la collectivité), et parfois d’interdire les comportements jugés négatifs ou malsains, dans les limites du respect des droits fondamentaux.
Supprimer la distinction entre l’union de fait et le mariage n’est toutefois pas exactement du paternalisme doux. Il s’agit d’une intervention majeure dans une sphère intime de l’existence humaine. Une intervention qui toucherait d’ailleurs aussi les femmes dont les revenus sont plus élevés que ceux de leur conjoint; une situation qui devrait logiquement devenir toujours plus courante. Une intervention qui serait aussi très lourde de conséquences pour les jeunes couples qui décident de cohabiter sans nécessairement voir à très long terme.
Il restait toutefois une carte dans le jeu du CSF: le droit de retrait (opting out). Les conjoints de fait pourraient décider de renoncer, par contrat, aux obligations prévues par la loi à la dissolution de leur union. Cette possibilité viendrait préserver la liberté de choisir un type de conjugalité distinct, moins engageant et moins lourd de conséquences. Les couples qui auraient recours à cette liberté contractuelle le feraient en toute connaissance de cause puisqu’une démarche juridique explicite serait nécessaire.
Un des arguments principaux de ceux qui défendent le statu quo est que les conjoints de fait ont déjà la possibilité de signer un contrat de vie commune, et qu’il est de leur responsabilité de le faire s’ils souhaitent obtenir la même protection que les conjoints mariés. Comme nous l’avons vu, on sait que, dans les faits, ce cadre protège mal les personnes les plus vulnérables.
La proposition du CSF transfère en quelque sorte le fardeau aux conjoints de fait qui ne souhaitent pas tout mettre en commun et rester financièrement liés à leur ex-conjoint après la séparation. Dans les deux scénarios, des personnes ont la responsabilité de signer un contrat devant un notaire. Présentement, les personnes plus vulnérables doivent prendre l’initiative et, dans certains cas, convaincre leur conjoint de signer un contrat de vie commune. Le CSF suggère que c’est plutôt ceux qui vivent en couple mais qui souhaitent demeurer des atomes sur le plan des biens et de la richesse qui devraient avoir le fardeau de signer un contrat de vie commune. Je pense que ce transfert de responsabilité est juste.
Cass Sunstein, dans son travail sur le paternalisme étatique modéré et bienveillant, soutient qu’étant donné la force de l’inertie, la faiblesse de la volonté et nos défaillances cognitives, l’option par défaut dans nos politiques publiques et dans les régulations étatiques devrait être celle qui est la plus souhaitable collectivement. Une pétition, par exemple, circule présentement pour que le don d’organes devienne l’option par défaut. Ceux qui le refusent auraient à signer un registre. En ce qui concerne l’union de fait, l’option par défaut en vigueur défavorise les personnes vulnérables. C’est pourquoi je considère que le transfert de responsabilité que propose le CSF est préférable au statu quo.