Droit et démocratie: un gouvernement des juges ? (Partie 1)

L’idée que le Canada soit gouverné par des juges et que l’équilibre des pouvoirs entre le judicaire et l’exécutif ait été rompu est vue comme une vérité évidente dans certains milieux intellectuels et politiques québécois. La Cour suprême du Canada aurait, depuis 1982, usurpé le pouvoir de nos représentants dûment élus. Le blogueur de LActualité Frédéric Bastien répète cette idée comme un mantra. Dans son dernier billet, il implore le Parti conservateur d’utiliser le pouvoir de dérogation pour ignorer les jugements, dont ceux sur les centres d’injection supervisée et sur les maisons closes, qui lui déplaisent.

Comme je l’ai déjà avancé, les critiques de l’ « activisme judicaire » doivent nous expliquer comment ils conçoivent le rapport entre le droit et la démocratie ou entre, d’un côté, l’État de droit et les droits fondamentaux de la personne et, de l’autre, la souveraineté populaire et le pouvoir du parlement. En d’autres termes, ils doivent, pour que l’on prenne leur critique au sérieux, s’engager sur le terrain de la philosophie politique et de la philosophie du droit, et expliquer comment ils voient le rapport entre les différentes branches du pouvoir. Cela nous permettrait de savoir si c’est l’idée même que des juges évaluent la constitutionnalité des décisions politiques qui est illégitime, ou s’ils considèrent plutôt que le rapport entre les pouvoirs judiciaire et exécutif est présentement déséquilibré au Canada. Il s’agit de deux positions (légitimes) différentes qui exigent des démonstrations différentes. La première position remet en question la légitimité même du contrôle de la constitutionnalité des lois, la deuxième l’accepte mais affirme que les lois sont présentement trop souvent invalidées par les tribunaux canadiens.

Je fais partie de ceux qui pensent que la légitimité des régimes politiques modernes repose sur deux principes distincts mais également fondamentaux, à savoir la souveraineté populaire d’un côté et l’État de droit et le respect des droits de la personne de l’autre. Il s’agit d’une théorie « dualiste » de la légitimité politique. Le philosophe allemand Jürgen Habermas défend une version de cette idée dans son livre Droit et démocratie. Entre faits et normes (Gallimard, 1997).

Sans faire dans la nuance, le constitutionnalisme et la règle de droit peuvent être compris comme l’ensemble de principes, de règles, de conventions et de procédures constitutifs d’un ordre juridique et qui gouvernent les actions des citoyens et de l’État. Pris comme un tout, ces principes stipulent que l’exercice du pouvoir politique doit se conformer à un système de normes préétabli et relativement indépendant du pouvoir du gouvernement. En d’autres termes, l’exercice du pouvoir est constitutionnellement légitime s’il respecte la structure de règles et de procédures communes que s’est donnée un demos pour assurer la justice et la stabilité d’une communauté politique. Le principe de l’ “indépendance judiciaire” en découle. Comme la souveraineté populaire s’incarne dans les faits le plus souvent dans le principe de la majorité, certains principes et certaines règles—les droits fondamentaux, les articles de la constitution, la formule d’amendement qui permet de changer les règles du jeu—doivent bénéficier d’une protection constitutionnelle robuste pour qu’ils ne puissent être restreints ou modifiés aisément par le gouvernement élu par la majorité.

Le constitutionnalisme est toutefois source de légitimité uniquement s’il est fondé sur le principe démocratique de la souveraineté populaire. Ce principe stipule que les normes constitutionnelles sont légitimes seulement s’ils ont été auto-imposés, c’est-à-dire si les citoyens, via les représentants élus, sont les auteurs des lois et des normes auxquelles ils sont par ailleurs assujettis. Pour qu’une association politique soit démocratiquement légitime, les citoyens doivent générer les règles qui contraignent ensuite leurs actions.

C’est ce qui explique pourquoi on qualifie généralement les régimes démocratiques de démocraties « libérales » ou « constitutionnelles ».

Selon ce point de vue dualiste, la légitimité d’un régime politique dépend de l’existence d’une tension permanente et toujours relativement instable entre ces deux principes, ce qui implique que le triomphe de l’un aux dépens de l’autre affaiblit la légitimité d’une association politique. Aucun régime concret n’est susceptible d’harmoniser parfaitement les deux principes, l’objectif étant de s’approcher de l’équilibre optimal. Je ne peux développer cette théorie ici, mais je l’ai fait dans mon rapport de recherche pour la Commission Bastarache sur le processus de nomination et de sélection des juges.

D’autres positions sont bien sûr possibles, dont des théories libérales ou républicaines monistes arguant par exemple que les droits fondamentaux ont toujours priorité sur les décisions des élus ou que la souveraineté parlementaire est absolue.

Qu’en est-il du Canada ? Dans la deuxième partie de ce billet, je suggérerai que le Canada dispose des mécanismes institutionnels permettant en principe de garder bien vivante la nécessaire tension entre la souveraineté populaire et la règle de droit. J’examinerai aussi la critique, plus modeste, voulant que la position dualiste soit juste, mais mal réalisée présentement au Canada.

Lectures complémentaires:

Frédéric Bérard, La fin de l’État de droit, Les Éditions XYZ, 2014.

James Tully, « The Unfreedom of the Moderns in Comparison to their Ideals of Constitutional Democracy », Modern Law Review, 65, 2, 2002.

Comments

Droit et démocratie: un gouvernement des juges ? (Partie 1) — 2 Comments

  1. Très bonne analyse. Les plaintes de Frédéric Bastien sont aussi énoncées par certains conservateurs dans l’Ouest canadien, notamment dans l’Alberta. Eux aussi, ils prétendent que les juges infirment les lois légitimes et usurpent le rôle des parlements et des législateurs.

    Ce que la plupart de ces personnes ignorent, toutefois, est que la clause nonobstante est tourjours disponible dans la Charte des droits et libertés pour les législateurs qui veulent l’utiliser. Ce n’est pas la faute des juges, toutefois, si la majorité des gouvernements ne veulent pas l’utiliser. Ça me semble qu’une convention constitutionnelle s’est développée ou la clause nonobstante est utilisée seulement quand les juges font un erreur très grave, ou quand le grand public en demande assez fortement. Les deux conditions s’appliquaient quand la Cour suprême a originellement renversé les lois linguistiques du Québec.

    On the other hand, what I am baffled by is the fact that so many critics are willing to criticize the judicial activism of Canadian judges whose roles are firmly established in the Constitution and who have important checks on their power, but don’t seem to have any problem with the judicial activism of investor-state tribunals like the ones set up under NAFTA. These tribunals operate with no checks on their power, no Constitutional mandate, no scrutiny from elected officials, much less from the greater public, on who gets to serve on them, and they are a perfect means for powerful, interested parties to enact or discourage social changes they want but cannot get through the legislative system.

    Why go to all the trouble of getting the Quebec government to overturn its fracking ban, for instance, when Lone Pine Resources can just sue the Quebec government under NAFTA? The threat of lawsuits can discourage various types of legislative and policy change, just as the “Court Party” so often decried can encourage it through judicial challenges.

    The catch, though, is that there are many differences between the courts and the investor-state tribunals:

    -The courts operate openly, while the tribunals, so far as I understand, operate in secret;

    -Canadian elected officials increasingly screen appointees to benches like the Supreme Court, while they have no such oversight over who gets appointed to the investor-state tribunals;

    -These tribunals offer recourse to large corporations and foreigners, without offering similar recourse to individual citizens or smaller businesses, who must rely on the traditional court system, as should foreign people and entities with grievance against us;

    -And most significantly, again the Constitution provides no mandate for these tribunals, or formal checks on their power like the notwithstanding clause.

  2. Thanks for your comments Jared. I touch on some of the points you’re making in Part 2, and you’re right on transnational arbitration mechanisms. One of the problems is that this emerging rule of law is very loosely connected to the democratic principle as I describe it in the post.